Enfin, nous sommes aux Canaries.
Arrivés le 9 novembre à 15h50 à la Graciosa, nous pouvons désormais nous reposer et prendre le temps.
Mais avant tout autre chose, petit retour sur cette navigation qui nous a menés de Sesimbra, au sud de Lisbonne, à Graciosa. Une navigation qui restera gravée dans ma mémoire pour toujours…
Nous quittons Sesimbra le dimanche 3 novembre à 12h45 par temps calme et ciel bien dégagé. L’étude des fichiers météo nous prévoit pour les quatre jours à venir, un vent portant de NE sur une houle s’amortissant 2 à 3 mètres.
Après cette descente difficile du Portugal, nous sommes heureux de voir une météo enfin favorable et plutôt calme.
Une seule incertitude concerne la fin de semaine : le vent forcirait 20 à 25 nœuds mais sans aggravation de la houle.
Nous verrons bien, de toutes les façons, il faut bien y aller, on ne va pas passer l’hiver au Portugal !
Notre plan est simple, cap au 180°, plein sud, avec aucun arrêt possible avant 300 milles. Après, si ça se gâte, libre à nous de nous arrêter au Maroc.
Nous voilà donc sortis de Sesimbra et dégagés du Cap Espichel. Nous touchons direct un bon NW 15 à 20 nœuds avec une mer bien lisse. Chintouna en profite pour allonger la foulée, grand-voile haute et génois déroulé, nous chatouillons régulièrement les 7 nœuds. Le régulateur d’allure tient le bateau à merveille et nous commençons à voir quelques cargos à l’horizon.
Il faut dire que nous longeons les 150 derniers milles de cette côte portugaise, avec pour dernier cap à doubler, le Cap St Vincent.
Nous sommes désormais en pleine mer avec des cargos sur tribord faisant route comme nous plein sud. Et sur notre bâbord, c’est l’inverse, ils remontent plein nord.
Tout le monde va bien, les enfants s’amarinent assez vite maintenant avec l’aide d’un peu de chimie au début de la navigation.
La nuit arrive vite, nous réduisons la voilure avec Sonia pour ne pas risquer de mauvaises embardées, et puis, ça pourrait monter…
Nous enchaînons nos quarts de veille, les cargos se déroutent les uns après les autres. Bref, c’est plutôt tranquille. Awen et Arthur dorment paisiblement dans le carré transformé en couchette double. Ils sont ballotés gentiment d’un bord sur l’autre mais ne semblent pas du tout gênés par ce rythme. Ils s’adaptent de plus en plus vite et passent des heures à jouer ensemble dans la journée. Quelques disputes parfois mais rien de grave.
La fin de la journée du lundi 4 novembre voit le vent mollir de plus en plus, laissant place à une houle résiduelle et quelques vagues désordonnées. Nous sommes ballotés dans une mouvement rouleur faisant battre nos voiles sans arrêt. Le bruit est incessant et nous progressons lentement. Le point météo avec Seb, notre routeur, prévoit un vent de nord 5 à 10 nœuds. Nous communiquons ensemble par téléphone satellite. Je reçois des fichiers météo avec celui-ci et Seb complète et affine les informations. Pour moi, c’est une solution idéale, je ne suis pas seul pour interpréter des situations météo parfois complexe.
Les journées de mardi, mercredi et jeudi sont rigoureusement identiques en météo, toujours ce vent faible, le bateau qui roule et le bruit du gréement. On attache, on sangle, on met une retenue de bôme, bref on essaie d’atténuer les nuisances sonores.
Plus que trois jours de mer…
Le jeudi au matin, nous décidons d’appuyer au moteur. Le bateau se cale, les voiles continuent à porter, Chintouna file 5 voire 6 nœuds avec seulement 1600 tours au moteur. Le temps est beau et nous avons droit au festival animalier : un banc de thons sauteurs, des tortues, et puis, forcément les dauphins qui nous suivent, passent et repassent sous la coque. Les enfants sont ravis. Après s’être enfermés dans une certaine lassitude. Il ne se passait pas grand chose jusque là.
En cette fin de journée, nous sommes encore à deux jours de Graciosa. Le point météo nous annonce clairement que le vent va rentrer dans la nuit. 15 à 20 nœuds de NE avec une houle grossissante 3 mètres. Nous sommes à 75 milles en route directe de Safi, petit port de pêche marocain. Je préviens Sonia, lui soumettant la possibilité d’un arrêt dans ce port pour laisser passer le vent fort et se reposer. Après réflexion, et puis l’envie d’arriver aux Canaries, nous décidons de continuer et de faire en sorte de négocier au mieux les 25 voire 30 noeuds de NE.
Dans la journée de vendredi, le vent forcit graduellement mais la mer reste sage. La houle est présente mais tout au plus 2 mètres.
Quand arrive la nuit, nous sommes sous grand-voile (GV) 1 ris, avec un peu de génois et le bateau file 6,5 nœuds, voire 7 nœuds. Nous devons réduire sachant que le vent doit rentrer dans la nuit. Nous enroulons la totalité du génois et filons sous GV 1 ris, seuls dans la nuit étoilée. Je m’équipe en conséquence pour parer à toute éventualité. J’ai confiance dans le régulateur qui tient parfaitement Chintouna. Nous dînons simplement tous les quatre, une boîte de raviolis avec du fromage râpé, avant d’attaquer cette dernière nuit. Sonia part se reposer, je prends donc le premier quart et je m’allonge, mettant le compte à rebours de ma montre à sonner toutes les 30 minutes. Le radar est en veille.
Tout à coup, une bonne vague croche Chintouna par l’arrière, le départ au lof est assuré. Le bateau se couche. Sonia est projetée hors de sa couchette. Arthur et Awen sont toujours profondément endormis sur leur bannette. Je me lève aussitôt et une bonne vague inonde le pont et le cockpit. Chintouna est travers au vent à présent, avec la houle de travers également et Sylvestre (notre régulateur d’allure) n’arrive plus à faire abattre le bateau. Je choque les drosses du régulateur, saisis la barre et fait abattre le bateau. A nouveau au vent arrière, il reprend sa vitesse et je constate que la barre est désaxée. La force de la pâle du régulateur a réussi cet exploit ! Il devient très difficile à présent de régler les drosses du régulateur… Avec Sonia, nous réduisons la GV, en prenant successivement le 2e et 3e ris. Si le vent molli, libre à nous de dérouler le génois… Nous n’en aurons pas besoin… Maintenant, le vent est fort : 25 voire un petit 30 nœuds en rafale. La barre désaxée en appui sur ses vis pointeaux, je me dis que si cela recommence, on pourrait bien la désaxer encore plus et Chintouna deviendrait difficilement manoeuvrable. A cette idée, je prends la barre et essaye de réfléchir.
Il reste environ 80 milles à parcourir jusqu’à Graciosa, soit quasiment 16 heures de barre. Alors, nous nous relayons avec Sonia, toutes les 30 min, dans cette nuit sombre où le bruit des petites déferlantes commencent à monter dans nos oreilles.
L’arrière de Chintouna est levé par une bonne houle qui nous fait partir sur des petits surfs. Le stress est pressant de part l’effort à fournir pour l’arrivée mais je dis à Sonia que c’est comme une régate. D’autres concurrents sont autour de nous et nous devons arriver les premiers sur la ligne ! Je me prends alors pour un concurrent du Figaro dans une fin d’étape à l’arrachée : de la brise, de la mer, du sport quoi !
Les heures s’enchaînent et le vent continue à forcir ainsi que la mer. Je me dis que l’on doit être en accord avec la prévision alors tout est normal. Je suis concentré et je ne souhaite pas voir le lever du jour me montrant un certain spectacle. Mais quand le jour se lève, la mer n’est pas si méchante. Certes, nous sommes poussés par une bonne houle de 3/4 mètre, mais la mer est rangée, ordonnée. L’idée me vient parfois de remettre le régulateur et puis j’ai le doute. Casser la barre maintenant… Chintouna non manoeuvrant, arrivant à proximité de la côte… Non, il faut tenir et tenir bon.
Deux heures plus tard, 8h du matin, le vent monte encore et d’un coup la mer change de forme. Les vagues commencent à déferler sur des dizaines de mètres, laissant place à des trous béants. Je sens la peur qui monte en moi. Chintouna réagit bien. Il prend bien de mauvaises vagues, se couche parfois, mais dans un mouvement « apaisé ». Jamais je n’ai vécu pareil mauvais temps avec lui. Je prends la décision de fermer le bateau. La porte rigide fait place et le rideau de PVC est roulé. Awen et Arthur ne semblent pas trop surpris, même s’ils ne peuvent plus sortir désormais. Ils viennent régulièrement nous voir à travers le petit hublot de cette porte. Nous leur sourions et leur assurons qu’il faut être patient.
Pour calmer ma faim, Sonia me donne régulièrement des tranches de jambon sec, suivies de quelques morceaux de chocolat au lait. De temps en temps, je prends un bon café, bien froid, me permettant de garder les yeux bien ouverts.
Je ne quitterai la barre qu’une fois dans le port de Graciosa. Nous arrivons à 15h50 au catway, accueillis par des bonnes rafales. Bien sûr, nous avons pris une bonne claque. Une bonne leçon d’humilité, du genre, on est tout petit, on est rien. Pour ma part, cela faisait bien longtemps que cela ne mettait pas arriver. Pour sûr, je ne l’oublierai pas. En attendant, place au repos et je dois guérir d’un sévère mal de dos.
Aïta péa péa
Brice